J’ai été invitée à parler de poorism ce matin à l’émission AM, à la Première Chaîne de Radio-Canada. Le prétexte: un article percutant publié dans The New York Times (et traduit dans Courrier International), signé par un résident d’un quartier défavorisé du Kenya, Kennedy Odede, directeur général de Shining Hope for Communities.
Fidèle à mon habitude, voici les notes que j’avais préparées.
Qu’on parle de «slum tours» ou de «poorism», c’est un sujet très délicat qui mérite qu’on aille plus loin que ce qui nous semble l’évidence.
J’y réfléchis depuis plusieurs années. Quand on lit un témoignage comme celui publié dans The New York Times, on ne peut qu’être d’accord avec les propos. C’est un témoignage de l’intérieur, de là sa grande valeur. Mais c’est difficile de trancher aussi radicalement… Ceux qui militent pour évoquent une recherche d’authenticité (pour plusieurs authenticité veut dire pauvreté). Ceux qui sont contre parlent de freak show, de voyeurisme. Personnellement, je crois au tourisme comme outil de développement dans les communautés, mais dans le cas précis de visites guidées «de misère», j’ai tout de même des réserves. Tout est dans le «comment». Et à qui revient les bénéfices… Le hic, c’est qu’on a rarement des garanties.
1- Pas nouveau
On entend beaucoup plus parler depuis la sortie du film Slumdog millionnaire, mais ça existant bien avant:
• Quand on creuse un peu, on découvre que des excursions similaires existaient à l’époque victorienne, à Londres. La différence aujourd’hui, c’est qu’il y a une mise en marché.
• Inde: avant le film, il y avait déjà de nombreux circuits destinés à faire découvrir la vie des enfants des rues.
• Brésil: il existe des «Favela tours», où des visiteurs peuvent découvrir le Rio du film Cité de Dieu.
• En Afrique du Sud, il y a les «Township tours».
• Les «Poorism Travel Tours» sont aussi populaires dans des lieux dévastés par des désastres naturels.
• Plus extrême… À Bangkok, une expérience avait laissé perplexe pas mal de gens: en 2008, l’hôtel Lebua a invité des touristes à faire une virée en jet privé dans le nord du pays pour leur montrer d’autres réalités et «réduire le fossé entre les riches et les pauvres». À leur retour, un repas dix services réalisé par des chefs réputés les attendaient… Une somme d’argent a été remise aux populations visitées. (Pour plus d’info, par ici.)
2- Voyeurisme ou sensibilisation?
Les gens qui prennent part à ce genre de circuits ont généralement des intentions nobles. Ils souhaitent s’ouvrir à d’autres réalités. (Il y a aussi, bien sûr, quelques chasseurs d’images chocs…) Ce sont les intentions des personnes qui organisent ces visites que je questionne surtout. Est-ce que la communauté en bénéficie et comment?
L’expérience d’Arnaud Contreras, un réalisateur et photographe français, m’a amenée à pousser la réflexion. Son premier contact avec ce type de tourisme a suscité un sentiment de révolte. Il se trouvait en Afrique du Sud pour un tournage en 2004 quand il a fait la connaissance d’une femme d’une association de femmes séropositives. Elle lui a montré un promontoire dominant un townshop, où les touristes pouvaient venir prendre des photos sans avoir besoin d’aller sur le terrain. L’argent généré était remis à l’ONG. Il écrit sur son blogue: «J’avais entendu parler de ces dingues qui circulaient en minibus dans le Tiers monde pour découvrir des lieux de sinistres naturels ou économiques. J’étais révolté par cela. Mais là, face au sourire épanoui de cette femme, fière de son entreprise, j’étais décontenancé.»
L’idée de réaliser un documentaire sur le sujet a germé (son projet ne s’est toutefois pas concrétisé). Il dit qu’il aurait été facile de prendre un angle à la Michael Moore, de dénoncer cette «affreuse industrie et ces méchants voyeurs», mais qu’il aurait trahi le sourire de cette femme, sa satisfaction de pouvoir présenter sa communauté, son village, à des gens qui en ignorent d’habitude l’existence.
Comment, en effet, condamner ce genre de circuit s’il aide certaines personnes qui participent à son développement à obtenir de meilleures conditions de vie, ou, au moins, à montrer une partie de leur réalité? En même temps, il ne faut pas se leurrer: rares sont les populations qui bénéficient réellement de ce genre de tourisme. Il manque aussi une chose essentielle dans la plupart des cas: l’échange.
3- Manque de nuances
J’en reviens toujours à la même réflexion quand je pense au «tourisme de misère». Est-ce vraiment pire que ceux qui vont dans des lieux paradisiaques et se limitent à cette facette d’un pays? Je pense à des endroits magnifiques comme Cuba et la République dominicaine, qui ont des atouts extraordinaires, mais où la pauvreté est souvent ignorée par des touristes qui veulent passer leurs vacances «dans une carte postale». Le paradis n’existe pas. Chaque décor a son envers. Ne regarder que les cas extrêmes de pauvreté, c’est aussi se concentrer sur une seule facette. Je pousse bien sûr à l’extrême: mais je pense que dans un cas comme dans l’autre, il est important d’élargir un peu le champ de vision.
Je me sens beaucoup plus à l’aise avec le tourisme humanitaire, où le voyageur met la main à la pâte et peut avoir de réels contacts avec les gens sur le terrain. On ne change pas le monde en passant deux, trois semaines, voire quelques mois dans un pays en développement, mais j’ose croire que dans ce cas-ci, on arrive à élargir notre champs de vision. Et surtout, à devenir de meilleurs ambassadeurs de ces réalités dans nos milieux, par la suite.
En résumé, je ne condamne pas le tourisme de misère parce que je pense que sa popularité dénote tout de même une certaine prise de conscience. J’ose croire – peut-être naïvement – que certaines personnes arrivent à être réellement sensibilisées par ce genre d’excursions. Il est facile de critiquer et d’arriver avec nos gros sabots d’Occidentaux. La perception change selon les intervenants et les participants. Mais je crois malheureusement que très peu de gens qui devraient en profiter touchent leur part du gâteau.
Cliquez ici pour entendre la chronique.
D’autres articles en complément:
• Slum tours: a day trip too far?, The Guardian
• Le «poorism», voyeurisme ou sensibilisation? (Ma chronique sur Canoë)
• Billet d’Arnaud Contreras à propos de son documentaire
8 Commentaires
Ça me fait un peu penser aussi aux tours organisés à L.A. qui vont dans les quartiers “chauds” pour démystifier la violence…
Comme vous dites, l’essentiel dans tout ça, c’est le respect de la chose – on ne s’extasie pas de la même façon devant Mona Lisa que devant un Township. Il faut tenter de s’assurer de la retombée de la visite.
Et oui, excellent exemple pour la République Dominicaine (pour Cuba c’est un peu différent à cause du contexte socio-politique, mais la pauvreté est là tout de même). C’est bien beau 300m autour de la plage mais dès que l’on entre à l’intérieur des terres, la vie est tout autre. Les touristes typiques ne veulent pas brouiller leurs souvenirs de vacances avec ces visions, préférant garder “la tête vide”…
Ton billet m’interpelle sur un voyage que je viens de compléter dans le nord du Québec. J’y ai pris plusieurs photos : village de Radisson, barrages d’hydro, milieux naturels, animaux, etc…
Puis, je suis arrivé dans la communauté crie d’Estmain. Je ne sais pas si c’est en raison des conditions de vie difficile de cette nation autochtone ou encore une certaine pudeur à immortaliser des images d’une vie quotidienne ou bien des gens semblent à première vue s’ennuyer ferme, mais je n’y ai pris aucune photo.
Pourtant, en fouillant un peu on réalise que plusieurs cris mènent une vie prospère : des entreprises de construction, aviation, tourisme, pourvoirie viennent contrebalancer la perception que bien des gens se font des autochtones.
Mais les mentalités changent lentement.
@Eurotrip Tips: C’est vrai que le contexte cubain est particulier, mais ce n’est pas, à mon avis, une raison pour détourner le regard quand on assiste à des scènes qui n’ont rien à voir avec le luxe dans lequel vivent les touristes…
@Sylvain: Intéressant! Je ne suis jamais allée dans ce coin. Choc culturel sans même changer de province?
Très belle réflexion. C’est vrai que c’est déconcertant de penser qu’on exploite ces gens en les observant comme des freak-show… mais en même temps, s’ils en bénéficient réellement… pas facile comme question.
« choc culturel sans quitter le Québec »
Que oui!!!
En plus des communautés cries, le nord du Québec donne vraiment l’impression d’être au bout du monde. On ne le voit pas dans de magnifique paysages. Une personne qui s’attendrait à retrouver les Rocheuses serait déçue!
Ce bout du monde, en fait on le ressent. Tout d’abord en quittant Matagami, dernière ville pour les 620 prochains kilomètres. On le ressent aussi au fait que la nature qui défile devant nous n’est en rien « scénarisée » comme dans certains parcs du Québec ou l’on ne nous propose que du « beau »Ici, what you see is what you get; comme ces forets ayant brulé il y a quelques années, ou encore les zones de coupe à blanc. C’est aussi les imprévus, comme cette meute de loups se prélassant au beau milieu de la route et nullement effrayés par la présence humaine.
Puis, il y a Radisson, dernière frontière qu’un certain Lagacé avait allègrement plantée il y a environ 1 ans. Moi Radisson, je l’ai aimée…..
Pas pour ses paysages bucoliques.
Parce que c’est au bout du monde!!
Un peu comme toi, Marie-Julie, je nuance. Il est parfois facile de rester dans son petit confort ou dans son tout inclus bien propre et d’ignorer que la misère existe à deux pas. Si un seul touriste est touché dans son coeur et dans son âme en participant à un «Circuit de misère» c’est déjà bien.
Il est important de prendre conscience que la misère existe, que des gens vivent des situations difficiles. Les aider ? Je suis d’accord aussi bien sûr, mais je crois qu’il faut aussi s’assurer de le faire selon leurs désirs et non selon nos critères ce qui peut faire une énorme différence.
J’ai moi-même tenté l’expérience à Rio de Janeiro en décembre dernier et ce fut un expérience bouleversante . Je crois que cette démarche peut se faire sous certaines conditions et à ce moment laisser des traces à jamais sur notre mode de vie de nord-américains-gâtés-pourris ! Sommes arrivés à 6 dnas 2 taxis différents à l’entrée d’un “favela ” où un guide -résident de ce favela nous attendait . Celui-ci a crée sa propre micro-entreprise de guide touristique de ce favela et se fait référer à l’occasion par certaines agences non-traditionnelles .Avons découvert à la marche ce choc-des-cultures incroyables via un raconteur-autodidacte-parlant-6-langues qui a su amener les problématiques de propreté , de surpopulation , de politique , de sous-éducation , de luttes de classe , de violence ..etc. et ce dlairement sans prendre de photo …sauf … la sienne !!!!
Un parcours qui m’en a appris bcp bcp et qui restera à jamais gravé dans ma mémoire . Donc ..tout dépend de la manière !
Bonjour Marie Julie,
Je partage ta réflexion, je me méfie toujours des avis tranchés.
Pour moi ce qui compte le plus c’est la démarche.
Du côté des visiteurs d’une part : je me souviens de ma visite de la prison S21 au Cambodge, un lieu très chargé en histoire et en émotions. Si certains étaient dans le recueillement, l’envie de se confronter à l’horreur qu’avait été le génocide par les khmers rouges. D’autres étaient en balade ludique, à se prendre en photo sourire aux lèvres mimant une pendaison sur une table de torture…
Et comme tu dis, du côté des tours opérateurs, si c’est une démarche pour rapprocher des populations, ce n’est pas du tout la même chose qu’un intérêt purement voyeuriste ou mercantile.
Je le vois bien dans le domaine du tourisme nature que je maîtrise mieux, entre ceux qui font la démarche de faire découvrir un milieu naturel pour mieux le préserver et ceux qui s’en servent comme support pour faire de l’argent. Exemple le buggy ou le quad dans des espaces sensibles…
Belle réflexion en tout cas, toute en nuance et en intelligence !