«Tu as déjà franchi la ligne. Désormais, tu ne te sentiras plus tout à fait chez toi quand tu retourneras là-bas, même si tu te sens encore étrangère au Canada.»
Mon amie, qui a quitté son Angleterre natale il y a cinq mois pour s’installer à Vancouver, prend une bouchée de pain avant de détourner les yeux.
C’est là que je le sens pour la première fois depuis des mois. Ce petit pincement si caractéristique, qui se manifeste régulièrement depuis dix ans. Ce pincement sournois, qui ramène en une fraction de seconde des odeurs, des sons, des sensations d’ailleurs. Celui qui me rappelle que même chez moi ne l’est plus vraiment. Même si cet ailleurs qu’on s’est approprié le temps de quelques mois ou de quelques années n’a jamais été tout à fait sien.
J’imagine que ce sentiment s’estompe après plusieurs décennies passés dans le pays d’accueil. Mais retourner chez soi, ne serait-ce qu’en vacances pendant quelques jours, le réveille indubitablement. Le temps ne s’arrête pas parce que nous partons. Les gens ne cessent pas de vieillir entre nos visites. Nous ne sommes plus tout à fait les mêmes non plus. Même si nous n’avons pas vraiment changé…
Quand on prend la décision de revenir «pour de bon» (que j’ai horreur de cette expression!) après s’être approprié un peu plus chaque jour ce chez soi d’ailleurs, c’est «à la maison» qu’il nous prend par surprise. Certains l’appellent alors le reverse culture shock. Moi, je crois plutôt que c’est un génie qui roupille dans ma tête pendant de longues périodes et se réveille de temps en temps pour me rappeler que ma réalité n’est plus tout à fait la même quoi que je fasse, où que j’aille.
Le même petit génie qui, un jour, m’a soufflé à l’oreille que je n’avais pas forcément raison, même si je n’avais pas forcément tord, alors que j’essayais de «lire» l’autre. Que mes vérités n’étaient pas toujours les mêmes que celle de ces gens que j’essayais de décoder tant bien que mal. Que les sourires n’avaient pas la même signification. Et ne naissaient pas de la même source. Heureusement, il a de l’humour, mon génie. Et a placé des tas de gens sur ma route qui en ont un eux aussi.
L’adaptation nécessite une certaine «mésadaptation». On se reprogramme, mais on efface malencontreusement quelques données au passage. Quand on tente de faire «back», on a oublié sur quelle touche appuyer. Ou on refuse de s’en souvenir… Car il y cela, aussi. En tentant de s’approprier tous ces nouveaux codes, on réalise que certains comportements ou mentalités qui semblaient aller de soi ne font plus vraiment de sens pour nous. On devient une espèce de patchwork culturel qui détonne toujours un peu, peu importe le décor dans lequel on le plante. C’est exactement comme ça que je me sens au moment où je débite ma théorie à mon amie.
À la maison, c’est où? Partout, mais nulle part, ai-je envie de lui dire. Mais je me tais. Je sais qu’elle le sait déjà, même si nos patchworks sont bien différents.
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8 Commentaires
Et bien… tu as mis des mots sur ce que j’avais du mal à définir. Dès que l’on part vivre ailleurs, la notion du “chez soi” devient difficile. Car même au retour, les différences culturelles nous auront fait grandir. Pas besoin d’aller à l’autre bout du monde pour le ressentir, chaque déménagement dans une ville différente peuvent avoir cet effet. Lorsqu’on me demande d’où je viens, je réponds que je suis née à tel endroit, mais j’ai ce besoin de me justifier en disant que j’ai vécu là ou là. J’aime bien ton utilisation du mot “patchwork”, ça résume bien la chose.
Merci!
Aprés quelques décennies le sentiment s’estompe assez pour se sentir chez soi et ne plus ressentir le besoin de retourner. L’ailleurs devient la normalité. Mais il reste les racines qui s’abreuvent dans l’avant devenu ailleurs. Alors là vient la sensation d’hybridité qui fusionne l’être en une nouvelle identité…
@Etolane: De là ma réflexion. Imagine retourner, ne serait-ce que quelques jours…
Un bel essai sur le perte d’identité inhérente au voyage ou encore plus à l’expatriation. AU bout d’un moment, on est plus qui on était, mais on est toujours quelqu’un, différent. Et comme tu le soulignes très bien, on a peut être plus vraiment de chez soi, juste des lieux plein de nostalgie.